Survoler la mer Ligurienne
Baptiste Innocent l'a encore fait. Voler depuis les Alpes françaises vers la Corse et la Sardaigne. Nous étions intéressés d'entendre ce qu'il avait à partager avec nous par la suite.
Dans les années 90, bien avant que les vols en planeur ne soient partagés avec des pilotes du monde entier sur Internet, un jeune garçon avait l'habitude de rendre visite à ses grands-parents dans un petit village des Alpes du Sud chaque été.
Il passait toute la journée à regarder les planeurs décoller de l'aérodrome voisin. Quelles aventures ont-ils dû vivre en rentrant encore tard le soir de la haute montagne ? A 14 ans, il commencera lui-même à prendre des cours de vol à voile et n'arrêtera plus de survoler les Alpes.
Le petit village et le garçon français sont de nos jours devenus bien connus de la communauté vélivole. Fayence, comme point de départ de grands vols dans les Alpes françaises. Et Baptiste Innocent pour ses envolées spectaculaires et uniques au long cours.
Volant au départ de Paris pour Air France, il prouve chaque jour qu'il est possible de traverser l'Atlantique avec un Boeing 787 et 60 m d'envergure. Mais vous n'avez pas besoin de voyager à Mach .85 à une altitude de 10 kilomètres pour traverser la mer Ligure. Un ASH 31 Mi, de bonnes conditions météo et l'état d'esprit d'un explorateur suffisent pour un vol hors du commun. En août 2021, Baptiste a déjà réalisé un triangle déclaré des Alpes françaises à la Corse puis l'Italie.
À partir de ce moment, les gens qui font du planeur ont commencé à se demander ce qu'il savait faire d'autre. Le 25 avril, Baptiste Innocent a réalisé l'impossible. Un triangle de plus de 1400 km, de Fayence via la Corse jusqu'à la Sardaigne, puis traversée vers l'Italie et retour vers la France. Ici les vols de Baptiste et Thomas Puthod:
Baptiste, tu vis à Paris n'est-ce pas ? Combien de temps mets-tu pour arriver à Fayence pour les belles journées ?
Oui je vis à Paris. Normalement je passe quelques jours d'affilée à Fayence car j'y ai un appartement, pendant mes jours de repos. Et je prie pour que les belles météo arrivent lors de cette période. Sinon, j'essaie de venir la veille d'un grand vol pour tout préparer. Ça me prend 5h porte à porte.
Parle-nous du 25 avril.
Après notre prospection en Sardaigne du 25 mars avec mon ami Gil et notre remise en route du moteur en Italie, j’étais impatient de recommencer afin de boucler le triangle. Également je souhaitais explorer une nouvelle route sur la Corse pour éviter le Cap Corse et son détour. Nous pensons que la route directe par Corte et Ghisonaccia serait plus rapide.
C’est ainsi un mois plus tard qu’une nouvelle situation météo favorable se met en place, les lundi 24 avril et mardi 25 avril. Le lundi le vent est prévu du 310 mais pas fort, mais la partie italienne est annoncée excellente. Pour le mardi le vent est prévu du 300 mais fort, mais pas de confluence claire sur l’Italie et surtout une zone de pluie.
Quelle est la force du vent idéale pour ce vol ? Pourquoi un vent trop fort est-il mauvais?
Normalement un vent soufflant entre 70 et 90km/h est idéal. Il y a suffisamment d'énergie pour créer de superbes conditions ondulatoire. Plus fort, l'onde s'aplatit (je veux dire que le ressaut n'est pas plus important avec un vent plus important). De plus, la progression vent de face est vraiment difficile avec un vent trop fort.
Alors, quel jour as-tu choisi ?
J’hésite. J’ai peur de ne pas trouver les ressauts suffisants le lundi pour la Corse et la Sardaigne. Je choisis donc le mardi. Thomas m’annonce également tenter l’aventure mardi, en partant de Grenoble.
Nous activons notre réseau ATC avec Marseille, Nice, Bastia, Ajaccio, Rome et Milan. Nous sommes bien accueillis par tout le monde. Un grand merci à eux tous ! Tout est donc prêt. Je ne mets pas de ballasts dans le planeur, car je n’ai pas d’antigel et que la température annoncée est de -20°C. Je le regretterai par la suite.
Je prévois un triangle de 1350km avec un premier
point en Sardaigne dans le ressaut que nous avions exploré le mois précédent, un deuxième point dans la vallée de Barga en Italie que nous avions repérée également en espérant être à l’écart du mauvais temps, et un dernier point à Serres pour assurer un retour par les pentes si nécessaire.
D'autres voudraient peut-être essayer cette route. Comment peuvent-ils se préparer ?
Il n'y a pas de place pour l'improvisation comme vous pouvez imaginer. Une bonne
connaissance de l'onde en général est nécessaire, et une bonne preparation préalable avec l'ATC, vu qu'on vous refusera certainement la clairance de traversée depuis Fayence s'ils ne sont pas au courant de la tentative.
Comment le vol a-t-il commencé ?
Décollage 6h05, coupure moteur à 2500m car je n’ai pas senti de franc ressaut sur Fayence. Je me trompe : montée constante à 2m/s jusqu’au FL195 autorisé par Marseille. L’orientation du vent est parfaite, petit problème : il souffle à 110km/h.
J’espère une diminution du flux sur la Corse et la Sardaigne. En revanche la traversée se fait vraiment rapidement, j’arrive en Corse à près de 3000m et peux essayer tranquillement la nouvelle route par l’intérieur. Cette dernière fonctionne parfaitement, et sans m’arrêter j’arrive à Figari en étant remonté à FL195 avant 8h30 ! Incroyable.
Cela devrait laisser suffisamment de temps pour continuer plus au sud ?
La Sardaigne m’appelle, elle semble très nébuleuse mais quelques lentilles se font
voir. Je suis rapidement dans le ressaut du point de virage, qui fonctionne moyennement, mais j’estime qu’il est trop tôt pour revenir en Corse maintenant. Alors je pars prospecter les ressauts suivants vers la côte est de l’île. Seulement ils sont mous, et le vent est très fort. C’est au nord de Tortoli que je fais demi-tour, estimant être dans le bon timing pour la suite.
As-tu lutté contre le vent ?
La progression vers le nord est très laborieuse. De ressaut en ressaut, 1m/s par 1m/s je me mets en local de Figari pour tenter un retour vers la Corse. En plein dans la CTR d’Olbia, le contrôleur me laisse carte blanche. Entre-temps Thomas était arrivé en Sardaigne, et a fait demi-tour plus au nord voyant ma difficulté.
La transition marche bien, le trou de Fœhn sur Figari se dessine à mesure de la progression, et finalement à 2500m je récupère le beau ressaut qui va m’emmener au FL195 vers la côte est de l’île. Superbes conditions ici, superbe île.
Ensuite le saut final vers l'Italie ?
Directe Cap Corse, bonne montée de nouveau, et c’est parti pour la traversée vers Pise vers des conditions qui me semblent peu engageantes : un grand front neigeux et pluvieux barre la route vers Bologne.
L’image satellite que j’arrive à charger me montre que mon point est sous la pluie mais que la première chaîne de collines au nord de Pise et à l’est de Massa est au soleil. Je ne suis jamais passé par là, encore une occasion d’exploration !
Qu'est-il arrivé à Thomas ?
Thomas me rejoint sur la côte, il a mieux traversé que moi. Nous serons donc ensemble pour tout le retour vers les Alpes, super ! Nous planons vers le nord au dessus des nuages encore, jusque travers La Spezia et les collines de marbre de Carrare. Nous passons sous les nuages à 1300m, mais le nord est engageant le long des collines qui ont l’air alimentées par la brise de mer.
Ça marche super bien, et au bout de 80km nous voyons les cumulus très haut et enfin la confluence ! Très bonne ascendance, 3000m, puis 3400m quelques km plus à l’ouest.
Alors tout s'est parfaitement déroulé ?
Nous sommes ravis. Nous décidons alors de suivre toute la ligne de convergence jusqu’à l’ouest de Gênes malgré le fort vent de face. Ce que nous voyons devant nous laisse le choix entre plusieurs solutions : Turin et Suse comme en mai 2021, ou Cuneo et le Viso comme en août 2021, ou bien encore plus au sud par le nord d’Albenga et le Col de l’Arche, nouvelle route.
Quelle option avez-vous choisie ?
Les 3 options font à peu près la même distance, mais je préfère rester sur les montagnes et les faces ouest du nord du Mercantour au vu de l’heure tardive.
Le choix est très bon, il y a 3000m sous les quelques cumulus, les faces ouest sont bien alimentées. Puis nous faisons 3400m avant le col, et enfin une fois du bon côté des Alpes c’est la montagne de Siguret qui nous offre la meilleure option avec 3500m puis 4500m au vent en onde. Le plané suivant nous emmène droit sur le Pic de Bure où le ressaut pris à 3000m m’emmène de nouveau à 4500m. Un rapide calcul de temps restant et de distance potentielle me permet d’envisager de rallonger le vol vers l’ouest afin de viser le triangle de 1400km. Thomas rentre sur Grenoble, lui aussi a bouclé un beau triangle et fait un super vol.
Je plane jusque la montagne de la Glandasse, et pars vent arrière à 3000m vers la montagne de Lure. L’atmosphère est calme, la lumière magnifique, les ressauts se succèdent dans les vallées et finalement l’onde de la vallée du Jabron puis celle de Mallefougasse me montent suffisamment pour un retour plus que serein à mon point de départ et avant la nuit, après 14h30 de vol, 1408km en triangle FAI nouveau record d’Europe, et les deux batteries presque à plat que je vais m’empresser de changer !
Un immense merci aux contrôleurs pour leur participation active à la performance, à Gil pour tout ce qu’il a apporté à ces prospections qui sont loin d’être terminées je l’espère, à Thomas pour le vol en équipe dans la partie un peu plus difficile, au club de Fayence pour le support sans faille et à toutes celles et ceux qui m’ont encouragé et félicité.
Commençons à rêver un peu. Quels autres itinéraires sont possibles le bon jour ?
Je pense que j'ai exploré tous les chemins possibles pour le grand triangle. J'ai maintenant besoin d'une combinaison des meilleurs cheminements pour chaque journée, qui me donnera le plus grand triangle possible.
De la chance ! Sérieusement la journée parfaite serait une journée avec la bonne direction et force du vent, la bonne confluence sur l'Italie, de l'onde au retour dans les Alpes et un peu plus que 15h de vol. Pourquoi ne pas rêver d'un triangle de 1600km ou plus ?
Tu as fait ce type de vols en début de saison et en août. As-tu observé des bonnes conditions à la mi-juin ces dernières années, alors que près de 16 heures de vol sont possibles ?
L'année dernière a été un peu particulière avec une seule bonne journée d'onde le 9 juin. Avec un vent du 330° donc peu adéquat pour la Corse. En 2021, nous avons effectué notre premier vol le 25 mai. Je pense que quelques bonnes journées peuvent se produire en juin et juillet, avec 16h de vol possibles. Mais pas aussi souvent qu'au printemps lorsque le système anticyclonique n'est pas encore en place sur l'Europe.
Peux-tu nous dire quelques mots sur les vols de Klaus Ohlmann vers la Corse / Italie et Grêce et comment ils t'ont influencé ?
Klaus a une véritable âme d'explorateur. Il a été en effet le premier au cours des dernières années à traverser vers la Corse et ensuite vers l'Italie. Le jour où il est allé en Grêce était exactement 7 jours avant notre première tentative avec Gil. L'idée du triangle était donc déjà bien ancrée dans mon esprit. Sa performance m'a confirmé que les deux traversées étaient possibles en planeur.
Ce qui m'inspire beaucoup de ses vols est l'onde qu'il a su exploiter sur l'Italie. Cela me donne une idée d'un grand aller-retour.
Baptiste, merci beaucoup. Nous espérons te revoir bientôt lorsqu'un autre rêve en planeur deviendra réalité.